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LE BLOG DE L'HISTOIRE CONTEMPORAINE

• 15/3/2006 - 1945 - Mauriac et la Bombe


1945
François Mauriac et la bombe



    « Lentement mais toujours, l’humanité réalise les rêves des sages …» Devant la statue d’Ernest Renan, à Tréguier, Anatole France faisait cet acte de foi, le 14 septembre 1903. Au bout de quarante-deux années, c’est précisément le rêve d’Ernest Renan qui s’accomplit avec la bombe atomique : il avait pressenti que d’un petit nombre de savants dépendrait un jour le sort de la planète. Sur ce point d'ailleurs, il ne fut qu’à demi prophète, car tout un peuple aujourd’hui, en la personne de ses chefs, détient la puissance maléfique, et non plus seulement un cercle étroit de surhommes chimistes et physiciens.

    Rien ne saurait faire plus honneur aux Anglo-Saxons que notre terreur rétrospective à l’idée que d’autres ont été si près d’atteindre avant eux cette mise au point abominable : car quel Hitler eût résisté à la tentation de détruire le monde, plutôt que de périr seul ? Mais nous sommes assurés que notre allié américain maniera avec précaution ” la chose “,— avec précaution, avec prudence, avec habileté aussi, bien sûr ! et en cherchant son avantage… L’énergie intra-atomique une fois libérée et maîtrisée par ses savants (et par les physiciens juifs que les stupides nazis avaient condamnés à l’exil, et grâce avant tout aux travaux de notre Joliot-Curie) lui donne le pouvoir de frapper à la tête et au cœur, en quelques secondes, l’ennemi le plus puissant.

    Malheureusement, il n’y a pas d’exemple que la découverte de quelques-uns ne devienne très vite celle de tous. D’où ce redoublement de l’angoisse universelle. La bombe atomique nous aura du moins apporté cette joie : pour la première fois, l’apparition d’un nouvel engin de mort n’est pas saluée par cet hymne à la science auquel nous étions accoutumés. Le sept août 1945, personne, à ma connaissance, n’a osé parler de progrès de l’esprit humain. Déjà en 1941, le prince Louis de Broglie nous avait avertis : « Il est évidemment désirable de réaliser des expériences permettant d’accomplir des progrès en physique nucléaire, mais il est également désirable qu’après la réalisation de ces expériences, il reste encore des êtres humains pour en recueillir les fruits. »

    La désagrégation de la matière… Les plus obtus comprennent enfin ce que cela signifie : c’était donc vers cet anéantissement que les peuples marchaient; c’était vers ce suicide planétaire. Le sublime XIX° siècle ne fut stupide que sur ce point là, mais il le fut avec un entêtement qu’aucune hécatombe ne put jamais décourager. A peine sorti de l’adolescence, quand les premiers avions se détachèrent maladroitement du sol (ils volaient comme de gros papillons lourdauds à quelques mètres au-dessus de l’aérodrome de Bétheny), je pressentais que c’étaient des papillons de nuit, des papillons “tête de mort”, malgré les ministres, les professeurs, malgré les poètes qui s’en donnaient à cœur joie : au passage des aéroplanes « les rois ont des regards de Mages de Chaldée ! chantait Edmond Rostand, le peuple est sur les toits !…» A quoi le cher Francis Jammes répondait judicieusement par ce distique de mirliton : « Aux environs de Pau, j’ai vu l’aéroplane — voler dans un azur qui déjà le condamne…»

    Ce que l’aviation a fait de l’Europe, nous croyons le savoir; mais je viens de traverser en auto quelques régions de la France. Même dans les villes intactes en apparence, le guide Michelin nous désigne les tableaux détruits, les vitraux anciens brisés, toutes les merveilles qu’on ne verra plus. Pourtant tout cela n’était rien. Nous avons toujours su que le sourire de la Joconde n’était pas éternel et que les soleils couchants s’éteindront qui embrasent encore, au Louvre, l’ « Embarquement de Cythère » ou le « Concert champêtre » de Giorgione. Mais la matière brute ! Aurait-elle disparu un jour si l’homme ne s’en était mêlé ?

    Voilà encore un point où le rêve du sage aura été trompé : Anatole France, qui se croyait pessimiste, ne doutait pourtant pas qu’après le dernier homme, la terre continuerait de rouler «…emportant à travers les espaces silencieux les cendres de l’humanité, les poèmes d’Homère et les augustes débris des marbres grecs attachés à ses flancs glacés…» Eh bien, non! les flancs glacés de la terre ne résisteront pas à ce génie de la destruction, à cet amour de la mort poussé à son paroxysme, à cette bombe que le président Truman, dans une infernale ostension, élève au-dessus d’un monde qui ne croyait plus qu’en la matière; — et le monde sait aujourd’hui que la matière aussi périra, le jour où un seul homme peut-être l’aura résolu dans son cœur.

Le Figaro, 10 août 1945



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